.
Plus rien, jamais, ne réussira à ôter cette terreur sourde au fond de mes tripes à chaque fois que je doute, qu'il ne rentre pas, qu'il ne répond pas. Comme si l'insouciance n'était plus possible. Insouciance ? Non, ce n'est pas vraiment ça. Je n'ai jamais été insouciante. J'ai toujours eu peur de le perdre. Chaque seconde. Insouciance n'est pas le mot. Non, j'avais plutôt une confiance profonde en son envie de vivre. J'avais foi en son désir d'être heureux, et de faire le bien autour de lui. J'ai perdu cette confiance un peu après Noël.
Depuis ? J'essaie de rester calme, de ne pas céder à la panique. De me battre pour lui et notre famille.
Maintenant ? J'ai juste peur. Peur qu'il ne baisse vraiment les bras.
Je comprends un peu plus chaque jour le désarroi dans lequel il se trouve. 10 mois. Tant de souffrances depuis. Tant d'interrogations sans réponses. Tant de colères. Tant de culpabilité. Tant de fois où il a cru ne servir à rien, ne rien mériter, et où il a même oublié qu'il avait déjà été heureux.
Dès que je peux, je lui assure que ce n'est que transitoire. Le chemin est en mauvais état, avec des bosses, des pierres, et même des nids de poule. On est secoués, valdingués, parfois on se dit que la voiture va virer dans le fossé. Mais il faut tenir bon. Ne pas lâcher le volant. Et s'accrocher le temps de retrouver la belle route qui nous attend un peu plus loin, au milieu d'une campagne fleurie et verdoyante.
On ne sait pas trop où elle est, cette route bien bitumée : dans un kilomètre ? dans deux ? trois ? Mais elle est un peu plus loin. Il suffit de poursuivre ce chemin, et de tenir bon. Il nous conduit à des régions magnifiques.
Quelquefois, on double des voitures accidentées. Des traces de ces gens qui ont fini par lâcher le volant, las de tant de secousses, las de sentir ces vibrations douloureuses dans tous leurs membres, les doigts engourdis à force de crisper leurs mains sur le manche. Ils ont lâché prise. Fermé les yeux. La voiture a versé. Le coeur a lâché.
La route n'est pas si loin qu'il faille abandonner maintenant !! Et ce qui nous attend est si beau !
Mais je sais aussi que rien n'est simple quand on a son âge, et qu'on n'entend pas ce que nous disent nos parents. Les mots sont dits, répétés, martelés, criés, murmurés, mais une barrière incroyablement étanche rend le message incompréhensible. Rien ne passe. Il ne me croit pas. Il n'est que souffrance, et ne réalise pas que son état est comme un acide rongeant les nerfs de sa famille. Nous l'aimons tant...
Il ne peut pas lui arriver quoi que ce soit. Ce serait une bombe, suivie d'une dévastation sans commune mesure. La souffrance à un niveau tel qu'on ne peut même pas l'imaginer. L'effleurer seulement nous terrifie.
J'aimerais qu'il le sache. Que mon cauchemar le plus terrible reste, depuis sa naissance, qu'il lui arrive quelque chose. Que depuis que sa soeur est si consciente de sa souffrance, au-delà de l'imaginable, il y a encore pire : qu'il ne soit plus là, ET qu'elle, elle se prenne ça de plein fouet.
Moi, je ne m'en remettrai jamais, c'est une évidence. Mais le perdre ET la voir souffrir à ce point ? Et que dire des autres ? Mon mari, son père, ses frères, son autre soeur, ses oncles, ses tantes, sa grand-mère paternelle ses grands-parents maternels, nos proches, ses ami(e)s qui l'aiment TANT. Un effroi inimaginable. Terrible. Hiroshima.
Non, rien n'arrivera jamais à me rassurer. Fait-il semblant ? Comment va-t-il ? Que pense-t-il ?
Ce soir il va "bien". Il vient - ENFIN - de me répondre. Il rentre. Bientôt j'entendrai la porte d'entrée. Je le serrerai dans mes bras. Je le laisserai penser que je suis bien bête de m'être inquiétée comme ça.
J'espère juste qu'un jour il comprendra.
Mon fils. La prunelle de mes yeux. Ma chair. Mes tripes. Mon avenir.